« La recherche de la “zone limite”, ça, c’est fun ! » Entretien avec Courtney Dauwalter.

Récente vainqueur de la Hardrock 100 (2024) dans le Colorado, Courtney Dauwalter est l’une des rares « figures de l’élite » à prendre part aux courses de Lazarus Lake. Retour sur un échange en ligne de 2021 avec la grande absente du prochain UTMB, pour éclairer les racines de son engagement.

Simon Lancelevé : Bonjour, Courtney. Je te remercie d’avoir accepté d’échanger avec moi, dans le cadre de mes travaux. Je sais que tu es une star de la discipline, beaucoup te connaissent d’ailleurs pour tes exploits. Mais, toi, comment te présenterais-tu ?

Courtney Dauwalter : Bonjour ! Alors je dirais que je m’appelle Courtney, que je vis dans le Colorado et que je cours des ultramarathons. J’aime les ultramarathons très longs, surtout ceux qui durent plusieurs jours. C’est ce qui me pousse à pratiquer du sport en ce moment, pour voir jusqu’où je peux aller.

SL : Très bien, je te remercie. Peux-tu nous dire peut-être pour commencer ce que tu aimes dans le trail running ?

CD : J’aime le fait que ce soit un puzzle, qu’il y ait des tonnes de pièces à comprendre et à assembler. J’aime aussi me dire que je découvre des endroits incroyables grâce à mes pieds. C’est tellement cool pour moi de participer à ces ultramarathons, de pouvoir voyager au milieu de nulle part, et d’explorer des endroits où des voitures n’iront jamais !

SL : Comment es-tu arrivée à courir ces si longues distances ? Est-ce que ta famille était sportive, par exemple ?

CD : Oui, là où j’ai grandi, nous étions très actifs. Pour cette raison, je dirais que ma famille est sportive. Elle bouge, mais surtout par plaisir. On a beaucoup joué au foot en grandissant, moi et mon frère, et mes parents sont des joueurs, des entraîneurs, des maîtres du foot.

“Lorsque j’ai fait mon premier marathon, j’ai cru que j’allais mourir et lorsque j’y suis parvenue, j’ai senti que d’autres choses étaient possibles.”

Courtney Dauwalter

SL : Comment as-tu découvert le trail alors ?

CD : J’ai fait quelques marathons sur route après l’université et j’ai été surpris de voir que l’on pouvait faire quarante-deux kilomètres. Je me suis dit que c’était de la folie, et je me suis demandé quelle serait la folie suivante. J’ai donc commencé par (courir) un 50 km et c’est parti comme une traînée de poudre.

SL : D’où te vient cette motivation, parce que tu es une athlète incroyable ? Tout le monde ne passe pas du marathon à plusieurs marathons enchaînés en semi-autonomie.

CD : Je pense que ça me vient des premiers marathons sur route justement, et du fait que je pensais que ça n’était pas possible (d’aller au bout). Lorsque j’ai fait mon premier marathon, j’ai cru que j’allais mourir et lorsque j’y suis parvenue, j’ai senti que d’autres choses étaient possibles, si l’on travaille et si l’on essaie. Aujourd’hui, je ne pense pas que nous ayons découvert jusqu’où les humains peuvent aller avec leurs pieds, en courant. Je suis donc motivée par l’idée d’explorer cette frontière. À quelle vitesse nous pouvons l’atteindre, qu’est-ce que cela implique au niveau cérébral, quelle force mentale nous devons avoir pour accéder au niveau physique suivant ?

SL : Tu es devenue athlète professionnelle en 2018. Avant cela, j’ai lu que tu avais été enseignante.

CD : Oui.

SL : Professeur de biologie, même. Est-ce que tu fais un lien entre ce passé d’enseignante et ton présent de coureuse ? Car, dans tes propos, j’ai l’impression que tu désires finalement savoir ce que ton corps peut faire, ce qui renvoie à une approche expérimentale, scientifique presque…

CD : Oui, en quelque sorte. Je pense que c’est un peu ancré en moi de faire des choses qui vont dans le sens de la science. C’est sûr que ça en fait partie ! Mais, quand je cours, je ne suis pas en train de passer en revue mes connaissances en biologie et de penser à quel point je suis fière de moi. Je pense que je dois continuer à repousser mes limites et voir ce qui est possible.

SL : L’ultrarunning peut prendre beaucoup de temps en matière de préparation. Comment le gères-tu, ce temps, au quotidien ?   

CD : Au jour le jour ! J’ai de la chance, car je cours à plein temps, ce qui me permet d’adapter mon entraînement à mes obligations et de me consacrer à ma famille. Sur la durée, je fais attention à mon corps, car il s’agit d’un voyage de plusieurs années.

SL : Dans les documentaires qui te sont consacrés, ton équipe semble très importante à tes yeux. Peux-tu en dire un peu plus sur les interactions au sein de cette équipe ?

CD : C’est vrai. Mes moments préférés dans les courses sont ceux que je partage avec mon équipe. Ils m’aident à garder le rythme (…) J’aime me fabriquer des souvenirs avec les gens. C’est ce qui est le plus important pour moi dans la vie. Voilà pourquoi l’assistance compte autant. Pourquoi la présence de mon mari, de quelques amis et de membres de ma famille est primordiale, car non seulement ils m’aident à ne pas abandonner, mais ils ont pris du temps pour moi aussi. Je ne pense pas que je l’oublie. Je me sens très chanceuse.

SL : Était-ce la même équipe avant que tu deviennes athlète professionnelle ?

CD : Oui, c’était la même équipe, car ils ont les meilleures blagues ! Je pense aussi qu’il est important d’avoir une cohérence : des gens qui savent à quoi ressemble un ravitaillement, à quoi je ressemble quand j’ai des difficultés, ou qui me connaissent assez pour comprendre que je ne puisse pas parler, que je doive simplement courir en silence. C’est plus facile. Ça se passe tout seul. On n’a pas besoin de faire une longue préparation avec mon équipe car ils savent déjà comment ça va se passer.

SL : Si l’assistance ne souffre d’aucune négociation, comment choisis-tu tes courses ?

CD : En fonction de ce qui me motive, de ce qui est le plus intéressant. Pour moi, ce sont les longues courses de cent miles ou deux cents miles en l’occurrence. Comme je l’ai dit, je suis juste très excitée à l’idée de découvrir ce qui est possible sur ces formats. Je choisis donc à l’année un ou deux cents miles et je me prépare pour atteindre mes objectifs.

“J’aime bien aller sur les Big Dog’s parce que les possibilités sont inconnues.“

Courtney Dauwalter

SL : En discutes-tu avec tes partenaires et tes sponsors au préalable ?

CD : Pas vraiment. Mes sponsors m’ont toujours soutenu. Ils ne me disent pas quelles courses je dois faire. Ils me soutiennent plutôt dans ce qui me motive.

SL : Ce qui explique sans doute pourquoi tu as participé à des épreuves très différentes, allant du circuit UTMB aux courses de Lazarus Lake, le créateur de la Barkley Marathons, par exemple. Est-ce que tu pourrais nous dire, justement, quelles sont les principales différences entre ces compétitions ?

CD : Je pense qu’il y a de grandes différences, c’est sûr. Mais je pense aussi qu’on y fait la même chose d’une certaine manière : courir. L’UTMB, c’est sûr, réclame plus d’entraînement avec des ascensions, en terrain technique. La Big Dog’s Backyard repose plutôt sur une base d’endurance. Il faut aussi réussir à garder une fraîcheur physique, mais surtout mentale pour faire le plus de boucles possible.

SL : En matière de sensations, est-ce que tu ressens la même chose pendant l’UTMB que la Barkley, par exemple ?

CD : Je pense que lors d’un 100 miles, comme l’UTMB, ton corps est plus sollicité physiquement à cause des montées et des descentes, que tu essaies de courir le plus vite possible (…) En revanche, pour les Backyard, il s’agit davantage de garder un rythme vraiment facile pour ne pas briser tes muscles (…) C’est la clé. Physiquement, c’est donc très différent ! Mentalement, je pense que c’est très différent aussi quand tu sais où se trouve la ligne d’arrivée et que la seule chose à faire est de pousser jusqu’à elle puis s’arrêter. Sur la Big Dog’s, le fait de ne pas savoir combien de jours ou de nuits on va passer sur le terrain demande d’autres ressources mentales.

SL : Comment expliques-tu que tu sois l’une des rares athlètes élites, toutes catégories confondues, à participer à ce type d’épreuves, un peu insolites ?

CD : J’aime bien aller sur les Big Dog’s parce que les possibilités sont inconnues. Donc, ce que tu es capable de faire sur ces formats, 4 miles à l’heure, le plus longtemps possible, tu ne le sais pas encore. Comme je l’ai dit en début d’entretien, ce qui me motive le plus dans le sport, c’est de savoir jusqu’où l’on peut aller, à quoi ça ressemble de « travailler » pendant X nuits (elle utilise le verbe work, ici). C’est donc le format parfait pour ça !

SL : Comment as-tu entendu parler de cette course, la première fois ?

CD : J’en ai entendu parler en 2017, je crois. C’était l’édition durant laquelle Guillaume Calmettes et Harvey Lewis ont couru tous les deux pendant très longtemps (58 et 59 heures), et j’ai été accrochée en les regardant. J’essayais de me mettre dans leur tête et dans leurs chaussures, pour ressentir ce mano a mano. À cet instant, j’ai su que l’année suivante je prendrai le départ, parce que c’était cool et que c’était un nouveau défi à relever.

SL : Pour ta première participation à la Big Dog’s Backyard en 2018 donc, quel était ton objectif ?

CD : La première fois, c’était « simplement » de tenir le plus longtemps possible et jusqu’à la fin.

SL : Tu avais un plan pour y arriver ?

CD : Pas vraiment. Je ne savais pas vraiment comment je me sentirais, comment je tiendrais ce rythme sur la durée. Mon mari et moi nous sommes juste contentés d’y aller et de voir ce qui se passerait.

SL : Tu connaissais un peu Lazarus Lake avant cela ?

CD : Non, c’était la première fois que je le rencontrais (sourire encore plus large que d’habitude).

SL : Quelle a été votre relation ?

CD : Je pense que c’est vraiment cool, les courses qu’il organise. Elles poussent toujours les gens à voir ce qu’ils peuvent faire d’une manière différente. Il a créé des tonnes de formats différents et uniques, pour aider les gens à trouver leurs propres limites. C’est vraiment cool. La rencontre a été géniale. Laz est un homme très sympathique, très intelligent. Il nous accueille dans son arrière-cour avec plaisir pendant plusieurs jours !

SL : Tu as mentionné Guillaume Calmettes. Je crois que vous avez eu un partenaire commun. Avais-tu échangé avec lui avant la course ?

CD : Je me souviens que nous avons parlé un peu, en effet. Mais nous étions surtout excités d’être là en même temps. Guillaume est un humain tellement extraordinaire que j’étais ravie d’être à ses côtés et de partager la course avec lui. J’ai appris un peu de lui pendant la course. Car, tu sais, il y a tellement de jours, d’heures et de tours… tu es obligée de discuter avec les autres ! J’ai donc eu beaucoup de temps pour courir avec lui et Johan (Steene), qui a gagné cette année-là (en 68 heures), et avec Maggie (Gutterl), qui a gagné l’année suivante (en 60 heures). Certains d’entre eux sont de retour cette année (2021), mais malheureusement, d’autres sont restés dans leur pays et nous ne courrons pas ensemble.

“Avec cette course, je me sens vraiment en famille.”

Courtney Dauwalter

SL : Pour avoir assisté à plusieurs Backyard, en France, j’ai été frappé par la gestion de la douleur des derniers concurrents. Comment gères-tu cette sensation ?

CD : J’essaie de m’en réjouir, de penser que c’est pour elle que je suis venue, tu sais. Si j’essaie de dépasser mes limites, ça va faire mal, et quand j’arrive au point où ça fait mal, je fais ce « travail » pour continuer à chercher cette limite.

SL : J’ai souvent lu des interviews au cours desquels tu parlais du côté « fun » de la course. Comment est-ce conciliable avec cette approche ?

CD : Je pense que ce qui est amusant, c’est de voir jusqu’où l’on peut aller et s’amuser. La douleur est donc associée à la recherche de la zone limite et ça, c’est fun. Pas sur le moment, bien sûr, car tu as envie que la douleur s’arrête, et de te sentir libre et de courir normalement, comme à l’entrainement. Mais c’est une bonne combinaison de tout ça. Ton mental – comment tu vas cadrer l’expérience – est important parce que c’est lui qui t’aide à continuer malgré la douleur. Si tu arrives à ressentir ça positivement, c’est génial ! C’est pour ça que je suis là. Il n’y a donc rien de choquant ou de paradoxal : ça ne te brise pas l’esprit.

SL : Cette douleur est un peu différente sur la Backyard, je me trompe ?

CD : Oui, c’est sûr. On se retrouve tout le temps avec des gens qui courent des boucles de 4 miles. Contrairement aux courses normales où l’on est souvent seule, ici, on ne l’est jamais. Il y a aussi ton équipe que tu vois à chaque tour, donc tu partages avec toute l’équipe, Laz et tout le monde. Et c’est juste amusant d’être le long de la piste pendant des heures et des jours, de voir les changements au fur et à mesure que le soleil parcourt le ciel. C’est vraiment amusant, c’est ce que je vais faire pendant les prochains jours : courir et manger (la Big’s Backyard se déroulait moins d’une semaine plus tard).

SL : As-tu l’impression de faire partie d’une sorte de communauté sur ces courses, finalement ?

CD : Oui, avec cette course, je me sens vraiment en famille.

SL : Que pourrais-tu dire de cette famille ?

CD : Je pense que partager une expérience comme celle-ci crée automatiquement un groupe. On ne se quitte jamais, on n’essaie pas de se dominer les uns les autres, on est tous ensemble toutes les heures à voir les mêmes visages. On voit aussi des hauts et des bas en même temps qu’on vit nos propres hauts et nos propres bas. C’est vraiment spécial, je pense.

SL : Vous en parlez entre athlètes, après la course ?

CD : Oui, en général.

SL : Comment ?

CD : Souvent on s’envoie quelques messages sur Facebook et Instagram.

“J’espère montrer à d’autres femmes qu’elles peuvent essayer aussi.”

Courtney Dauwalter

SL : Au fil des tours, tu es toutefois de plus en plus seule, avec l’élimination des autres participants. Dans ces moments de solitude, à quoi penses-tu ?

CD : En général, je pense à tout un tas de sujets. Parfois, je pense à ma famille ou à mes amis ou… à la nourriture ! Parfois, je me concentre aussi uniquement sur la course, sur le moment, ou j’essaie de repenser à un autre très bon moment que j’ai vécu.

SL : En France, j’ai remarqué qu’il y avait bien moins d’athlètes féminines sur ces épreuves. Je sais que cette donnée se retrouve sur les autres Backyard. Pourtant, à ton image, les femmes y sont performantes. Comment expliques-tu cela ?

CD : C’est la même chose aux États-Unis qu’en France, en effet, comme dans l’équipe américaine d’ailleurs. Il y a 15 coureurs et seulement 4 femmes dans ce groupe. Il s’agit souvent de personnages. De personnes un peu à part. Ça ne changera pas du jour au lendemain, mais si je continue à participer à ce genre d’événement et à des courses en général, j’espère montrer à d’autres femmes qu’elles peuvent essayer aussi…

SL : Je pense avoir compris ton engouement pour ces épreuves. Mais est-ce que tu pourrais nous repréciser quand même pourquoi tu as décidé de retourner à la Backyard une nouvelle fois encore ?

CD : Je pense qu’avant, j’ignorais qu’il était possible de m’y amuser. Je veux donc y retourner m’amuser et pour m’améliorer. La dernière fois (en 2018), j’étais celle qui s’est arrêtée (au bout de 67 heures), ce qui a mis fin à la course, comme la personne en tête ne peut faire qu’un tour de plus et ensuite c’est fini. Johan m’a donc félicité, car je suis restée dans le jeu pour lui, j’ai continué à lui permettre de voir son potentiel en l’accompagnant. Mais cette fois, je veux être dans le jeu pour voir si je peux me pousser un peu plus loin pour continuer. (Elle gagnera cette édition en 68 heures, devant Harvey Lewis, l’actuel recordman aux 108 tours.)

SL : Tu as employé le mot « jeu » à deux reprises. Pourquoi la Backyard est un jeu ?

CD : Parce que ça devient un jeu dans ta tête, c’est sûr ! Ça n’est pas une question d’effort physique. Il s’agit plutôt de se convaincre et de rester dans le coup mentalement pour continuer à courir jusqu’à ces sifflets toutes les heures (Laz donne les départs, chaque heure, de cette façon). C’est fou ! Il y a tellement de sifflets que tu commences à réagir automatiquement. Tu ne réfléchis même pas, tu te poses et tu marches jusqu’à la ligne de départ sans réfléchir !

SL : Je te remercie, Courtney, pour tes réponses. Dernière question avant de te quitter : après toutes ces expériences, que penses-tu de la Barkley ?

CD : C’est fou ! Ça a l’air tellement cool : je veux essayer ! (Elle participera à deux éditions de la Barkley, sans la finir).

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