Gamification et course à pied en nature. L’exemple de Strava, « réseau social des athlètes » (article en cours de finalisation)

Selon le « Baromètre national des pratiques sportives des Français de 15 ans et plus » (2020), 42 % de la population[1] aurait opté pour une activité de course et de marche lors de la dernière année. Au regard de cette étude, les activités sportives extérieures seraient enclines à de nouvelles modalités de pratique, plus individuelles, au détriment des clubs et des entraineurs. Cet éloignement vis-à-vis des structures traditionnelles a été accompagné par l’apparition des plateformes et objets numériques, au service des pratiquants.

Près de trois Français sur dix les utiliseraient pour leur activité physique, à commencer par les sportifs et les 15-24 ans, familiers de ces technologies. Toutefois, il est possible d’observer leur déploiement dans un cadre non compétitif, en sport santé, par exemple. Les promesses et le public différent alors d’une application à une autre, mais toutes entretiennent l’injonction d’une prise en charge de soi (Arruabarrena, Quettier, 2013)

La course à pied est particulièrement perméable à ces innovations. En témoignent les montres, les GPS connectés, les programmes mobiles tels que cités dans le rapport « Les stratégies d’organisation des courses ˝hors stade˝ », du Ministère des Sports (2019).

Récemment, les contraintes sanitaires liées au Covid-19 ont même donné lieu à la création de courses « virtuelles », pour pallier l’annulation d’épreuves historiques. La Sainté-Lyon a ainsi proposé de participer à un défi contre la montre, audio guidé, sur l’un de ses quatre parcours, au cours du mois de décembre 2020. Les coureurs munis d’un dossard numérique et d’un smartphone n’avaient qu’à suivre la trace via une application. De la même façon, la doyenne des épreuves de trail running, la Sierre Zinal offrait de courir sur un créneau d’un mois, durant l’été 2021.

C’est dans ce contexte que nous avons décidé d’étudier le réseau social Strava, fort de 77 millions d’abonnés, dont plus de 2 millions en France, en 2019. Nos travaux de recherche portant sur la pratique du trail, nous nous focaliserons sur cette activité.

Dans une démarche compréhensive, cet article propose un éclairage sur un outil numérique grand public. Nous y présenterons dans un premier temps les fonctionnalités de Strava puis les analyserons, dans le but d’expliquer l’engouement pour ces technologies. Nous supposons que Strava, par son design et sa mécanique, joue sur des ressorts ludiques pour faire interagir ses adeptes. Nous chercherons alors à savoir comment, par la gamification de l’activité sportive, Strava participe à la création de pratiques au sein de la communauté des traileurs ?

Par « gamification », nous renvoyons à la définition de Deterding, Dixon et al. (2011), cités par Sailer, Hense et al. (2017), soit : « l’utilisation d’éléments de design de jeu dans des contextes non liés au jeu »[2]. Un procédé visible dans le marketing des entreprises pour engager et fidéliser.

Pour répondre à cette problématique, nous nous sommes appuyés sur de larges entretiens (n=37), menés avec un panel de coureurs et d’organisateurs. Nous nous sommes basés aussi sur des échanges informels, en ligne et en face à face, avec une communauté plus large de pratiquants, sans nous intéresser à la réception de l’outil.

Pour aller plus loin, nous avons eu recours à l’observation participante (Lapassade, 2006 in Saudo-Welby, 2010), en enregistrant une partie de nos activités sportives sur Strava depuis 2019. Notre inscription nous a permis, en tant que « membre », d’expérimenter les outils de la méthode netnographique, développée par Kozinets (2010), afin de noter les interactions entre abonnés et de les comprendre (n=71).

Strava : réseau communautaire de « selftracking »

L’application Strava est née en Californie, en 2009, pour un public de cyclistes, avant de s’ouvrir à d’autres pratiques (33 sports en 2021). Son nom proviendrait du suédois et signifierait : « s’efforcer[3] : faire de gros efforts pour atteindre un objectif ».

Par son nombre d’inscrits, Strava figure parmi les principales applications sportives et de course à pied existantes, malgré une forte concurrence[4].

Comme l’a écrit Dagiral (2019), dans son étude sur la quantification et l’enregistrement de données selon l’âge des individus, ces applications permettent aux usagers l’analyse d’informations sur leur corps et leur entrainement, dite « selftracking ». Elles promeuvent ainsi une plus grande connaissance de soi.

Bien sûr, ces pratiques d’automesure ne sont pas nouvelles. Mais comme l’écrit Arruabarrena, Quettier (2013), par le numérique, l’automesure deviendrait un « rituel connecté ». encouragé par les interactions, comme le confirme Jérémy[5], sur Strava depuis 2016, qui utilise le réseau comme une « base de données qui stocke (ses) sorties[6] ».

Surtout, Strava vise à constituer une communauté de pratiquants. Pour cela, les athlètes doivent s’y inscrire, comme sur n’importe quel réseau. Ils peuvent ensuite choisir de souscrire à une version freemium[7]ou premium, donnant accès à plus de fonctionnalités.

Une fois ce choix effectué, l’utilisateur dispose d’un « profil », d’un avatar. Il est amené à bâtir sa communauté. Il peut alors s’abonner à des « athlètes », via le bouton « chercher des amis », qui permet de trouver des utilisateurs au sein d’un carnet d’adresses Gmail, ou à partir d’un compte Facebook. Il peut aussi s’abonner à d’autres athlètes à partir d’une barre de recherche, propre à Strava.

Ces individus, véritables connaissances ou simples « influenceurs » de sa pratique, ont la possibilité de s’abonner (ou non) en retour, à la manière de Twitter. Chaque utilisateur crée ainsi une communauté à géométrie variable.

Fonction narrative de Strava : mise en jeu et interaction entre abonnés

Une fois ces étapes effectuées, le « Stravanaute »[8] est en mesure de publier ses activités d’entrainement sur la plate-forme, en synchronisant son appareil de mesure ou en ajoutant chaque sortie manuellement. Il peut choisir d’en rendre certaines publiques et d’en occulter d’autres, selon ses préférences.

Strava lui offre ensuite la possibilité de « modifier l’activité », en y intégrant un titre, une description, des photographies, jusqu’au modèle de chaussures utilisées[9] (en plus de la carte avec le tracé du parcours, entres autres données standards)[10]. Par ces fonctions, le Stravanaute a l’opportunité de mettre en récit son activité. Ce qui induit une présentation de soi, telle que l’a définie Goffman (1973). Présentation virtuelle par le corps, assimilable à un rite d’interaction du quotidien (Goffman, 1984), visant à « façonner des représentations symboliques de soi », comme l’expliquait Soulé, dans un article grand public sur la digitalisation (2019).

Par anticipation, cette publication de données influence parfois la sortie et son déroulement. Lors de ses entrainements, Lionel a par exemple pris l’habitude de ne s’arrêter qu’à pile (3 h au lieu de 2 h 58). La prise de photos sur un parcours est souvent pensée dans cette optique.

Une fois publiées et rendues publiques, ces sorties apparaissent de manière chronologique sur le profil de l’utilisateur et dans le « tableau de bord » de ses abonnés.

« Victoire à la maison🏠 et avec les copains

Départ rapide avec un coureur qui me mettra légèrement dans le rouge. Je laisse légèrement filer en gardant le visuel. J’ai bien fait car au 8^ème il explose. Je prends la brèche jusqu’au 18^ème en tête en mode ˝sortie longue rythmée˝. 4′ d’avance d’après les bénévoles sur mon poursuivant qui, je le saurais après coup, est un bon copain. 18^ème débalisage : je fais une boucle supplémentaire pour me retrouver à tourner en rond. Je repasse 2^ème. Je mets quelques kilomètres à le [le coureur l’ayant doublé] reprendre. J’ai quelques scrupules à dépasser [un copain] mais j’ai les jambes pour finir tranquillement sans me mettre au taquet, Je finis au plaisir et je gagne devant 2 copains et ça me fait très plaisir 😁 »

Mise en récit (corrigée) de Vincent après une course officielle,
capturé sur Strava (septembre 2021)

Ces derniers peuvent alors interagir avec l’activité, en la commentant ou en adressant des « kudos »[11], symbolisé par un pouce levé, tel les « likes » de Facebook.

D’après plusieurs témoignages, le nombre de « kudos » serait plus important plus la sortie serait longue et difficile, plus le nombre d’activités serait élevé. Ces kudos seraient des éléments moteurs de la pratique. Selon une étude en psychologie menée en lien avec Strava (2019), 20% des participants auraient le sentiment d’être une source d’inspiration pour d’autres. Les réseaux sociaux, par les notifications, inciteraient même les individus à faire plus d’exercice, plus longtemps, que des messages de motivation (Zhang, Brackbill, Yang, Centola, 2015).

Ainsi, Nathalie poste toutes ses sorties. Elle affirme ne pas rechercher les « kudos » mais prendre plaisir à en recevoir. Elle utilise aussi Strava pour « suivre » certains athlètes et scruter leur méthode d’entrainement, découvrir de nouveaux parcours près de chez elle[12]. Elle trouve ça « sympa de voir un peu », et affirme se « rassurer » et se « motiver » grâce aux informations récoltées, par son activité de veille.

L’expérience de Nathalie illustre un certain nombre de mécaniques ludiques, liées à la fonction narrative. Ce terme « mécanique », renvoyant aux jeux de société, englobe la capacité des joueurs à interagir entre eux et avec des éléments de design du jeu. Si les « mécaniques » n’ont pas donné lieu à de théories, hormis chez les passionnés de jeux, les témoignages mentionnés illustrent : le bluff (rendre visible/invisible des éléments), l’observation et la déduction (veille statistique), l’asymétrie (chacun ayant des objectifs différents).

Gamification de la performance quotidienne : interaction avec les éléments symboliques

Dans la pratique, Strava est donc un outil multifonctionnel. Il permet à l’athlète d’échanger ses données et de se comparer aux autres. Il permet aussi de se jauger à partir de défis en ligne.

Chaque tronçon d’un parcours devient un potentiel espace de compétition avec l’application. Ce que les utilisateurs nomment : « segments »[13]. Soient « des portions populaires de routes ou chemins (comme la côte près de chez vous) »[14]. En trail, il s’agira d’une montée, d’une descente ou d’un passage délicat. Ces segments sont créés par des utilisateurs, selon les modalités de leur compte. Dès lors qu’un coureur dispose d’un segment connu à proximité, il peut s’y élancer et essayer d’en obtenir le record.

Lors de la synchronisation et de la publication des données de la sortie, la performance du coureur est intégrée au classement général de ce segment. Il prétend dès lors à différentes « décorations ».

La plus prestigieuse : la couronne du « King/Queen Of the Moutain » (le « KOM », synonyme de record, dit « CR ») est décernée à l’athlète le plus rapide du tronçon.  En cas de « perte » d’un KOM, celui-ci est averti par mail et invité à le récupérer[15]. La mécanique sous-jacente incite le coureur à retenter sa chance en cas d’échec.

Les coupes, ensuite, représentent un positionnement dans un « top 10 » sur ce segment. Puis les médailles récompensent la meilleure performance d’un coureur sur un segment. S’il s’agit d’un record personnel, le coureur recevra une médaille d’or ; s’il s’agit de son deuxième meilleur temps, une médaille d’argent, etc. Des médailles sont aussi décernées si le coureur bat un record personnel sur une distance symbolique (400 m, 1 mile…). Ces derniers sont visibles dans une catégorie « Statistiques ». Ils sont le prolongement numérique d’une tradition athlétique et s’inscrivent dans la poursuite de défis « auto-référencées » comme l’avait relevé Bessy (2002), dans ses études sur le Grand Raid de la Réunion, mais de manière quotidienne.

Enfin, le coureur, s’il est celui qui emprunte le plus un segment durant 90 jours, en devient la « local legend ». Il reçoit en récompense une couronne de lauriers virtuelle.

Du fait de la pluralité de ces distinctions, et du caractère auto-référencé d’une partie d’entre elles, tout coureur peut prétendre en décrocher une, et être « champion-de-quelque-chose ». Les plus « prestigieuses » sont inscrites au profil du coureur, à la manière d’un tableau de chasse.

En parallèle, la plate-forme propose aux athlètes de participer à des « challenges ». En trail, il s’agira d’un « challenge mountain running », avec un nombre de mètres de dénivelé positif à parcourir en un mois, ou d’un « challenge endurance running », correspondant à une distance. En cas de succès, l’athlète décroche un « badge finisher », visible sur son profil dans la rubrique « Collection de trophées ». De ces décorations découlent un gain de « kudos » et de commentaires pour le coureur.

En outre, du fait de la représentation et du partage des tracés sur une carte numérique, le coureur est en mesure d’interagir avec ce support. Il est à même d’« explorer » de nouveaux parcours, de rechercher des segments, voire de créer des itinéraires.

Comme toute sortie enregistrée génère un tracé, il peut aussi s’amuser à dessiner des formes en courant. Formes visibles sur la carte, lors de l’export, appelées « stravart » (ou GPS drawing). Si cette pratique d’artification, transformant une pratique ordinaire en une pratique artistique, comme l’a écrit Tainio (2012), semble plus rare en trail, elle demeure une possibilité.

Ainsi, l’application offre différentes modalités de jeu et diverses « affordances ». Soient « (des) potentialités d’actions offertes par un objet, matériel ou non », selon Gibson (1979, in Borsus, Pogorzelski, 2020). Celles-ci viennent distiller du « fun », dans la pratique quotidienne du trail. Pour Lazzaro, citée par Serdane (2014), ce fun, nécessaire au jeu, se décompose en 4 « clés » : le « hard fun », pour les défis les plus difficiles ; « le easy fun », où une récompense rapide satisfait le joueur ; « le people fun », basé sur l’interaction entre joueurs ; « le serious fun », pour distiller du sens. Ce que nous retrouvons dans les mécaniques de Strava.

Application des profils de Bartle (1996)

Chaque utilisateur interagit par conséquent de manière différente avec les fonctionnalités de l’application. Dans ses travaux sur les jeux multi-joueurs de donjons (MUD), Bartle (1996) définit quatre idéaux types de participants (« player types »), selon leur pratique de jeu et leur sensibilité à certaines mécaniques. Il mentionne ainsi le « killer » (cas n°1), le « socializer » (cas n°2), l’« achiever » (cas n°3) et l’«explorer » (cas n°4). Cette analyse, basée sur les motivations, mise en lien avec les affordances évoquées et les « clés du fun », semble s’appliquer à Strava, comme suit :

> cas n°1 : le « killer » de KOM

Ce cas correspondrait à Vincent et à Jérémy, qui voient dans Strava un moyen de contrôler, de comparer leurs performances et de multiplier les axes de compétition. Vincent y est inscrit depuis 2014. Il compte 179 abonnements, regroupant des coureurs élites et des bons coureurs locaux. Il est suivi par 643 abonnés, appartient à plusieurs communautés, plutôt accès sur la compétition. Vincent est un coureur sérieux et d’un niveau confirmé. En septembre 2021, il comptabilisait 30 sorties sur 4 semaines. Chacune de ses sorties est rebaptisée, décrite, et le cœur de son récit est axé sur ses sensations, ses objectifs et son abnégation à « s’efforcer ». Il publie des photos de lui à l’effort, dans des conditions difficiles (68 selfies sur 100 photographies). Il est un chasseur de KOM invétéré (« hard fun » ; 141 à son actif, sur des segments disputés, qu’il peut refaire plusieurs fois). Il est très réactif aux commentaires et aux kudos qu’il reçoit. Chacune de ses sorties est performée (216 « décorations » sur les 30 sorties évoquées). Si le killer interagit avec sa communauté, c’est dans un cadre de domination, afin de montrer la supériorité de ses capacités. Son profil est soigné pour attirer et entretenir son image de compétiteur. Il recourt aux éléments lui permettant de faire reconnaître ses compétences au-dessus de la moyenne, comme les classements généraux, les records.

> cas n°2 : le « socializer »

Les socializers sont portés sur les fonctions interactives de la plate-forme. D’après l’étude Strava (2019), 24% des inscrits courraient pour être « connectés à d’autres athlètes ».

Charlotte est inscrite depuis 2015. Son nombre d’abonnés est égal à son nombre d’abonnements (110 contre 105). Elle est active sur de petits groupes locaux (5), composés de membres qu’elle connait. Son audience se compose de coureurs de proximité ou de connaissances personnelles, à qui elle distribue des kudos et des commentaires d’encouragement (« social fun »). Elle ne renomme pas ses sorties, sinon sobrement. Les photographies sont rares et illustrent des virées sur des sites exceptionnels, sur lesquelles elle figure peu (1 fois sur 100). Les performances sont plus rares et autoréférencées (22 KOM ; 5 trophées ; 37 « décorations » sur ses 20 dernières sorties, en 4 semaines). Comme elle, les socializers de Strava utilisent la plate-forme pour interagir avec leur communauté, dans un but de motivation. Ils sont davantage enclins au partage, dans une logique de don/contre don (Mauss, 1925). La publication de leur activité vise à valoriser leurs compétences sans les comparer à d’autres.

> cas n°3 : l’« achiever »

Les achievers voient en Strava un moyen de réaliser le plus possible de défis. Ils ne cherchent pas à être les meilleurs mais à être les plus complets. Sous certains aspects, Lionel représente ce type d’utilisateur. Comme Charlotte, il est inscrit depuis 2015. Son nombre d’abonnés est égal à son nombre d’abonnements. Il interagit avec des membres locaux et sa communication est proche de celle d’un socializer. Il publie des photos, sur lesquelles il apparait parfois (29 sur 100), entre ses dossards et les sommets qu’il gravit. Lionel, bien que d’un niveau confirmé, ne dispose que de 3 KOM. Il connait pourtant l’emplacement de certains. Il a d’ailleurs une bonne connaissance des fonctionnalités de Strava. En revanche, il comptabilise 135 trophées, sous la forme de « badges finishers », résultats de défis réussis. Ces derniers sont parfois redondants (« challenge du mois ») et correspondent à des distances à parcourir, mais aussi à des défis atypiques. Par l’obtention de ces trophées, l’achiever cherche une régularité et l’accumulation de récompenses (« easy fun »). La reconnaissance de ses capacités découle de la quantité plus que de la qualité (à l’instar du killer). Il cherche à dominer l’univers ludique par la conquête de titres honorifiques.

> cas n°4 : l’ « explorer »

Les explorers utilisent Strava pour découvrir de nouvelles « limites », physiques et géographiques. Ils utilisent les fonctionnalités liées aux cartes pour créer des parcours, des segments qu’ils partagent à leur communauté (« people fun », « serious fun »). Romain, orienteur devenu traileur, utilise Strava pour de la « planification de parcours ». Sur Strava depuis 2013, il compte 245 abonnés pour 164 abonnements. D’un excellent niveau, il s’est attaqué à des KOM, après son emménagement, « pour découvrir les chemins », mais ne les regarde plus à l’avance pour les chasser. Il n’essaie pas non plus de les récupérer une fois perdus. Comme Charlotte, Romain publie des photos de paysages, dans le but de se « souvenir des conditions ». Il y apparait rarement. En revanche 43% de ses clichés mettent d’autres athlètes en avant.

S’agissant d’idéaux types, les coureurs de Strava naviguent entre ces différentes modalités de jeu sur la plate-forme, au cours d’une même sortie ou d’une même carrière. Un « killer », par exemple, a besoin d’une audience et envoie des kudos pour l’entretenir. Il existe également des mécaniques « transversales », comme la veille ou la comparaison, ou celles renvoyant au « people fun ».

Toutefois, à travers ces idéaux types, il est possible de dégager différentes relations au monde et à la pratique, comme l’a suggéré Bartle. Ces éléments ludiques, selon la façon d’interagir des Stravanautes, induisent et participent à l’élaboration de différentes méthodes d’entrainement, conférant une dimension « fun » plus ou moins importante.

Conclusion :

En tant qu’activité de loisir, la course à pied peut être perçue comme un jeu. Hamayon (2012), dans son étude à partir d’exemples sibériens, laissait entrevoir que, si la course à pied instaurait une hiérarchie, du fait de son caractère parfois technique, « l’aspect compétitif n’y est pas fondamental ». Ce que nous retrouvons en trail, avec la logique de « finisher ». Il existerait ainsi différentes façons de courir et de jouer à courir.

La plupart des coureurs récusent le terme de jeu, du fait de son caractère polysémique et de sa connotation frivole. De la même façon, certains refusent d’admettre le caractère ludique des applications. Toutefois, comme l’écrit Chou (2014) : « Une bonne gamification est souvent invisible comme une poignée de porte (…) ».

A travers l’exemple de Strava, nous avons mis en avant l’existence d’éléments de jeu, dans un contexte d’entrainement, chez un public de traileurs. Nous avons constaté que cette application s’appuyait sur plusieurs mécaniques pour créer des interactions ludiques entre inscrits. Il s’agissait de défis sportifs, autoréférencés ou compétitifs, de collection de trophées symboliques, d’envois de notifications, d’intégration de groupes, de mise en récit ou de tableaux de bord, basés sur des performances graphiques, quantifiées. Autant d’éléments caractéristiques des applications gamifiées, d’après la littérature indigène (Werbach, Hunter, 2012).

Cette gamification, selon la réponse des pratiquants à ces éléments, conduit les utilisateurs à différentes modalités de pratique, différentes expériences de course, pouvant influencer les méthodes d’entrainement et la représentation symbolique de soi. Les éléments ludiques du design de Strava viennent ainsi satisfaire plusieurs types d’attentes, liées à la psychologie et à la relation au monde des coureurs. Cela explique l’engouement pour ces applications, voire leur caractère jugé addictif. Les idéaux-types de Bartle (1996) offre une clé d’analyse intéressante pour comprendre les interactions selon des caractéristiques de joueurs-coureurs. L’application de cette théorie à un terrain hybride, mêlant virtuel et physique permet de la faire évoluer hors de son champ initial (comme les défis s’effectuent sont physiquement éprouvés mais virtuellement valorisés). Dans la suite de nos recherches, nous essayerons de voir si ces façons de pratiquer ont des incidences sur le peloton des traileurs ou sur les organisations. Loin de parler de transformations, nous préférons conserver une certaine prudence et voir en Strava le prolongement de comportements préexistants.

---

Bibliographie :

Arruabarrena, B., Quétier, P., 2013, « Des rituels de l’automesure numérique à la fabrique autopoïétique de soi », Les cahiers du numérique, n°9 (3‑4), p.41‑62.

Bartle, R., 1996, Hearts, clubs, diamonds, spades : Players who suit MUDs, https://www.researchgate.net/publication/247190693_Hearts_clubs_diamonds_spades_Players_who_suit_MUDs, [consulté le 23 septembre 2021].

Bessy, O. (2002), Le grand raid de La Réunion : À chacun son extrême et un emblème pour tous, Saint-André, Océan éd.

Borsus, I., Pogorzelski, G., 2020, « Le jeu de rôle comme espace potentiel : Contribution à une anthropologie de l’enchantement », EspacesTemps.net

Chou, Y., 2015, Actionable Gamification : Beyond Points, Badges and Leaderboards. CreateSpace, Milpitas, Independent Publishing Platform.

Dagiral, É., 2019, « Faire place aux chiffres dans l’attention à soi », Réseaux, n° 216(4), p. 119‑156.

Deterding, S., Dixon, D., Khaled, R., Nacke, L., 2011, « From game design elements to gamefulness : Defining ˝gamification˝ ». Proceedings of the 15th International Academic MindTrek Conference: Envisioning Future Media Environments, p. 9‑15. https://doi.org/10.1145/2181037.2181040

Evans, B., 2019, An exploration of what and who motivates us to run, https://whywerun.strava.com/assets/whitepaper/Whitepaper_Strava_WhyWeRun_012320.pdf, [consulté le 23 septembre 2021].

Hamayon, R., 2012, Jouer : Étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, Paris, La Découverte.

INJEP, Baromètre national des pratiques sportives 2020—INJEP – Patricia Croutte et Jörg Müller Avec le concours d’Augustin Baron et Raphaël Brosseau, sous la direction de Sandra Hoibian, https://injep.fr/publication/barometre-national-des-pratiques-sportives-2020/, [consulté le 27 septembre 2021].

KORII « Pourquoi on devient accro aux données des applis sportives », https://korii.slate.fr/tech/addiction-donnees-applis-sport-running, [consulté le 23 septembre 2021]

Mauss, M., Weber, F., 2012, Essai sur le don, Paris, Presses Universitaires de France.

MINISTERE DES SPORTS, 2019, Les stratégies d’organisation des courses « hors stade » : un enjeu clé pour le développement du running, https://www.sports.gouv.fr/IMG/pdf/sporteco_17_running_v2.pdf, [consulté le 27 septembre 2021].

OUEST-FRANCE.FR, 2019, Qu’est-ce qui fait le succès de Strava auprès des coureurs ?, https://www.ouest-france.fr/sport/running/qu-est-ce-qui-fait-le-succes-de-strava-aupres-des-coureurs-6289666, [consulté le 23 septembre 2021].

Sailer, M., Hense, J. U., Mayr, S. K., Mandl, H., 2017, « How gamification motivates: An experimental study of the effects of specific game design elements on psychological need satisfaction », Computers in Human Behavior, n°69, p. 371‑380. https://doi.org/10.1016/j.chb.2016.12.033

SAINTE-LYON, La Sainté-Lyon Just… in Time, https://www.saintelyon.com/la-saintelyon-just-in-time/, [consulté le 28 septembre 2021].

Saudo-Welby, N., 2010, « ˝Éprouver pour savoir˝ : L’observation participante d’Elizabeth L. Banks », Revue Française de Civilisation Britannique. French Journal of British Studies, n°4. https://doi.org/10.4000/rfcb.6127

Serdane, T., 2014, Le jeu vidéo, un art mécanique ? : Se réapproprier la contre-culture. Thèse de doctorat : Art et histoire de l’art. Université Paul Valéry – Montpellier III.

STRAV.ART, https://www.strav.art/home, [consulté le 27 septembre 2021].

STRAVA, A propos,https://www.strava.com/about, [consulté le 27 septembre 2021].

STRAVA, Building Community Through Running, https://blog.strava.com/galleries/building-community-through-running/, [consulté le 23 septembre 2021].

STRAVA, Strava Support,https://support.strava.com, [consulté le 23 septembre 2021].

Tainio, M., 2012, « Artification of Sport : The Case of Distance Running », Contemporary Aesthetics, Special Volume 4, https://digitalcommons.risd.edu/liberalarts_contempaesthetics/vol0/iss4/15/, [consulté le 23 septembre 2021].

Werbach, K., Hunter, D., 2012, For the Win : How Game Thinking Can Revolutionize Your Business, Chicago, Wharton Digital Press.

Zhang, J., Brackbill, D., Yang, S., Centola, D., 2015, « Efficacy and causal mechanism of an online social media intervention to increase physical activity : Results of a randomized controlled trial », Preventive Medicine Reports, n°2, p. 651‑657. https://doi.org/10.1016/j.pmedr.2015.08.005

---

[1]  Selon la méthode des quotas, avec 4.083 enquêtés. Enquête en ligne et par téléphone.

[2] Traduction personnelle.

[3] Dans la page « A propos », en anglais, le mot est traduit par « strive ».

[4] Nous pouvons citer : Runkeeper, Nike+, Runtastic et Endomondo, Decathlon coach, Running Heroes, Garmin Connect, Suunto Movescount, Polar Flow, etc.

[5] Les noms ont été changés.

[6] Le mot « sortie » équivaut à « entrainement ».

[7] Nous nous consacrerons uniquement aux modalités du freemium, gratuit.

[8] Nom donné aux utilisateurs.

[9] Pour voir combien de km effectués par paire.

[10] Strava enregistre : le tracé (carte OpenStreetMap) ; le dénivelé ; le temps (de déplacement/total) ; la vitesse (moyenne/ maximale/ minimale) ; la dépense énergétique approximative.

[11] Littéralement : « bravo », en anglais.

[12] Il existe la possibilité de télécharger la trace GPX du parcours, pour la lire sur son système de guidage GPS.

[13] Pour les parcours longs, comme un GR par exemple, il existe un autre site basé sur la même méthode : les FKT, pour « fastest known times ». 

[14] Page « Fonctionnalités » de Strava.

[15] Il arrive à certains KOM d’être suspectés de tricherie (utilisation de vélo…). Dans ce cas, les utilisateurs peuvent le signaler via le « flag ».

---

---